Je n’aime pas le rose, c’est pour les filles ! – Kévin Bideaux

Texte de Jacqueline Boutin

Exposition Kevin Bideaux

Je n’aime pas le rose, c’est pour les filles ! Je n’aime pas le bonbon rose, c’est trop pâté sucré ! Mais je n’aime pas non plus les stéréotypes en couleur et j’apprécie ceux, écrivains, scientifiques, peintres, qui s’emploient à briser les codes, à rompre avec les lignes pompeuses, les couleurs conventionnelles de la pensée académique. Voilà pourquoi j’apprécie la dé- marche transgressive de Kévin Bideaux, membre du Centre Français de la Couleur, dans son exposition « Név’Rose ».

Une exposition, le fait mérite d’être souligné, qui s’affirme comme un acte de solidarité avec les actions associatives engagées contre le cancer du sein et symbolisées par le ruban rose arboré sur la poitrine. Le risque était grand pour le visiteur de verser dans le pathos, d’avoir l’estomac barbouillé par l’étalement prolifique, l’écoulement dramatique et répété du rose… un rose enrubanné, végétal, minéral où les crabes mutiques aux pattes métalliques rongent, conquérants, les corps dénudés de femmes pétrifiées, où les tresses de rose amidonnées s’enlacent à des bulles clignotantes comme autant de gerbes étiolées, de couronnes tristes et surannées. Et ces toiles plexiglacées de têtes glabres sont rendues à l’anonymat et surtout au silence, camouflées sous des tignasses perruquées, momifiées sous l’avancée inexorable d’épaisses cellules végétales.

La force du travail de Kévin est de traiter le, la rose avec dérision, de nous tenir à distance en transgressant la mièvrerie douceâtre que cette couleur tend à symboliser chez nous. Fondamentalement, à mes yeux, le sujet traité est celui de notre rapport à la vie, à la maladie, de notre capacité d’êtres vulnérables, donc humains à nous confronter à la mort et à tenter de la vaincre.

Ces têtes que l’on voit perruquées, gris-poudré, vivent, résistent dignement en se parant de lianes chevelues. Ces corps féminins, immobiles, ne succombent pas aux morsures du crabe : leur parade, toute féminine, est de les porter sur leur poitrine comme autant de bijoux totémiques voués à éloigner le poison malin…

Dans cette ambivalence existentielle que sécrète la maladie, la couronne de fleurs surannées est pour moi la figure la plus emblématique. Elle fait écho au syncrétisme mexicain de la Fête des morts : tradition aztèque (Hueymiccalhuitl) et castillane (celle du catholicisme conquérant) El día de los muertos conduit  chaque  individu  à un double mouvement qui est à la fois de célébrer les chers décédés, la Mort, et de s’en protéger par des rituels festifs, des profusions de couleurs destinées à apaiser les esprits de l’Au-delà et à prolonger ainsi le cycle de vie.

De la même façon, dans « Név’Rose » s’exprime une lutte sourde, violente, incertaine mais joyeuse aussi où se dévoile un autre rose qui prend alors une dimension émancipatrice. En s’y frottant de près, le rose jusqu’alors inoffensif, pique et résiste aux pinces de la mort…

crane rose

Rose, Éros… et Thanatos

Par Kévin Bideaux

Le rose et la mort, le rapprochement semble surprenant au premier abord, mais il est pourtant tout justifié. Cennini déjà conseillais au jeune peintre dans son Libro dell’arte de ne point mettre de rose sur les représentations picturales de corps mort, la mort n’ayant pas de couleur. Pour l’écri- vain Jean Ray, « le rose est jumelé à l’horreur », et il en  brosse un portrait morbide et mortifère en l’associant aux plaies, aux maladies et à leurs stigmates. Enfin, pour l’artiste Alexandre Bonnier qui lui consacre un ouvrage entier, rose et mort se côtoient plus d’une fois dans les textes.

Si on se réfère à la proximité étymologique du rose et de la rose, là encore il semble difficile d’ignorer la dimension mortifère de la couleur : en gerbe, elle orne les tombes des défunts, quand en couronne elle ceint la tête de la déesse lunaire Hécate, elle- même associée à la mort. En bouquet, les roses se déploient  amoureusement, un élan d’amour qui flirte aussi avec Thanatos quand elles sont offertes au chevalier avant quelques joutes potentiellement mortelles. La rose en elle-même n’est-elle pas une métaphore du temps qui passe et de la fin annoncée ? Le bouton fraîchement éclos, l’épanouissement en teintes subtiles, et finalement flétrissement et fanaison. Si la couleur est ce qui cache, c’est bien cette mort qui nous effraie — et qui pourtant fait partie du cycle — qu’elle dissimule.

Même si le ruban rose n’est rose que par stratégie marketing et par un symbolisme lui-même issu des rouages commerciaux, il peut aussi se revendiquer de ce mouvement de balancier entre vie et mort que la maladie, ici le cancer, au final, ne fait qu’animer. Et ce crabe, enchaîné tel Andromède sur ces corps normatifs et pétrifiés, empêtré dans ces bijoux qui pourtant le magnifient, ne fait lui-même que célébrer cette même vie dont il se repaît en attendant la fin de la sienne.