La fabrique de la couleur

Visioconférence le VENDREDI 07 OCTOBRE, organisée par l’université de Bordeaux-Montaigne, avec Arnaud Dubois de l’ENSA Limoges et Lionel Simonot de l’Institut P’ à Poitiers. Résumés ci-dessous :

Lionel Simonot, enseignant chercheur à l’Institut P’ (Prime) de l’université de Poitiers en Physique et propriétés des nanostructures. Ses recherches portent sur les propriétés optiques et sur l’apparence des matériaux à différentes échelles.

Quand la couleur gagne des dimensions

La classification des couleurs en occident s’est longtemps basée sur la représentation d’Aristote : une série de 7 couleurs avec le blanc et le noir aux deux extrémités. Ce schéma devient trop contraignant pour les peintres de la Renaissance qui souhaitent moduler leurs couleurs afin d’atteindre un plus grand réalisme. Ils s’en affranchissent très progressivement. Tout d’abord en donnant une deuxième dimension aux couleurs liée à la gradation par ajout de noir ou de blanc. Ensuite, en proposant un système de représentation basé sur les mélanges de trois primaires chromatiques. La triade rouge, jaune et bleu va s’imposer pendant plus de trois siècles dans l’art occidental.

Les systèmes de classification des couleurs deviennent explicitement tridimensionnels au XVIIIe siècle et continuent de se perfectionner. Ils constituent le fondement de certains espaces colorimétriques encore en usage aujourd’hui. Il faut noter que ces mutations ont été relativement insensibles aux travaux pourtant très novateurs de Newton sur la couleur. Les premiers systèmes sont liés aux mélanges de pigments et donc davantage dédiés aux peintres, tandis que le système de Newton traite des mélanges de lumières colorées et a été davantage investi par des physiciens. Il faut toutefois attendre la fin du XIXe siècle pour que la distinction entre synthèse soustractive (mélange pigmentaire) et synthèse additive (mélange de lumières) soit explicite.

Arnaud Dubois, Chargé de recherche au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris – Professeur d’Histoire de l’Art et du Design à l’École Nationale Supérieure d’Art de Limoges. Une partie de ses recherches portent sur la construction sociale de la couleur dans les sociétés européennes modernes qu’il étudie au prisme des relations entre science, art et technique.

« Primitivisme de la couleur », savoir technique et anthropologie de l’art : nouvelles approches et enjeux méthodologiques

 Le « primitivisme » en tant que catégorie esthétique a longtemps été discuté par l’historiographie de l’art moderne occidental (Goldwater 1966, Rubin 1984, Dagen 2019) et les historiens de l’art ont remarqué la façon dont les arts africains, américains et océaniens ont influencé la palette des peintres de l’avant-garde européennes. Dans le catalogue de l’exposition « Primitivism in the 20th century » du MoMA en 1984, le conservateur William Rubin évoque ainsi les « couleurs brutes de l’art océanien » en relation avec les iconiques Demoiselles d’Avignon de Picasso (Rubin 1984 : 264- 265). Au contraire, la manière dont cette catégorie esthétique du « primitivisme de la couleur » interagit avec la catégorie technique de « l’archaïsme de la couleur » n’a pas encore fait l’objet de recherche. Dans une perspective d’histoire matérielle de la couleur (Roque 2021), nous chercherons à montrer que comme le « primitivisme » non-occidental ne peut être pensé qu’en comparaison avec le « modernisme » occidental, le prétendu archaïsme des techniques de coloration non-occidentale est le reflet d’une conception téléologique du progrès et du retard des technologies chromatiques qui n’a de sens qu’en relation à l’industrialisation européenne de la couleur. En tant que tel, « l’archaïsme de la couleur » est-il à l’industrie des colorants synthétiques ce que le « primitivisme » est au « modernisme » ? Cette communication abordera cette question en étudiant quelques analyses ethnographiques des techniques de la couleur dans « l’art primitif » océanien publiées par des anthropologues dans deux presses industrielles européennes financées par l’industrie de la teinture chimique (Palette de Sandoz [1959-1973] et Cahiers Ciba [1936-1970] ). Je montrerai comment la vision simplificatrice de l’évolution technique des pratiques de la couleur que propose la catégorie de « l’archaïsme de la couleur » – d’un simple artisanat à une industrie complexe – a empêché l’anthropologie de l’art d’appréhender les corrélations diverses des processus d’évolution et d’involution tant du « primitivisme de la couleur »  que de « l’archaïsme de la couleur ». En examinant le rôle local des emprunts, substitutions et transferts entre techniques et esthétiques européennes et non-occidentales de la couleur, il s’agira de contribuer à une histoire globale des pratiques de la couleur.